Nuages : c’est par eux que naît voilà six siècles la nécessité de la chambre noire. Vois, là: nuages sources, nuages au commencement d’un nouveau regard instrumenté. Pas n’importe quels nuages du reste, ceux d’un genre : le paysage peint. Cumulus, cumulonimbus et nimbostratus, nuages à développement vertical capables d’occuper plusieurs étages en même temps. Circulation aléatoire de l’œil, théâtralisation, stratification, sculpture du ciel. Certains menaçants, d’autres presque lumineux. Nuages dont a besoin le ciel au bout du pinceau de Constable, de Poussin ou de Ruisdael pour être autre chose qu’un aplat de couleur arythmique. Nuages-solution rythmique d’où émergent les nuages-problème optique : comment rendre les effets produits par la variabilité de la lumière et de l’ombre au passage des nuages ? Et voilà Alberti qui conçoit les demonstrationes, doubles chambres noires, où s’enregistrent avec précision les dégradations de teintes dues à l’atmosphère. Kepler persiste, perfectionne l’œil équipé. Equipée de l’œil, longs relais de regards. Tension principielle : l’image fixe à l’épreuve de l’impermanence, de la variabilité. Le ciel couvert en découvre la généalogie. L’œil sur l’oculaire, le peintre s’imprègne. Et le photographe s’invente : lorsqu’il s’agit pour lui de réclamer mieux qu’un statut auxiliaire, c’est encore aux nuages qu’un certain Alfred fait appel. Par la fenêtre des nuages, le livre donne à voir l’histoire d’un métier d’art : grapheur de lumières. Impressions. Fixations ? Les nuages nous regardent regardant, nous regardent hésiter entre imagination et documentation, nous regardent hésiter, plongés dans une nébuleuse de possibles. On cherche aussi nous autres le Grand Secret.
Bordures et trames. La terre sitôt apparue devient horizon, fine ondulation, apparition-disparition. Ligne d’ancrage où elle se raccorde au champ de vision. Ligne d’équilibre par laquelle l’image devient fragment d’un spectacle plus vaste, resté en coulisses. Monde fait de différences et de rapports, où la responsabilité du regard entre en scène. Quid de cette bordure ? Ad quem, a quo ? Comment justifier une image, sur quelle trame s’enracine un regard ? De quoi sera fait le hors-livre sur le recto à venir ? Horizon : par lui, qui n’est pas seul, qui est pluriel, se façonne la boîte à voir, la boîte à voir la vue, la vue qui découvre le vu dans la masse à voir, le laisse émerger, le légitime par le pouvoir de configuration de ce qui n’est pas montré. Point aveugle dont on ne sait rien, mais dont on sent la force agissante. Apoha, disaient les logiciens bouddhistes à propos du langage ; en sanscrit, « exclusion ». La boîte à voir, dans le raffinement de son dénuement, invente quelque chose comme le photo-aphorisme : solo minimal, caisse de résonances. Ne vois-tu pas l’horizon d’« aphorisme » ? Apo-horizein, délimitation sous tension. Aucune autorité supérieure qui définisse une orthodoxie : les délimitations se découvrent dans le temps de l’invention. Inventer : découvrir de nouveaux débords.
Ça pousse, ça avance. Et en progressant, ça construit du temps. Dans le dépli, dans l’accordéon des pages, la terre croît, qui pousse le ciel vers le haut, les nuages levant les robes pour ne pas être éclaboussés par la marée terrestre, dégageant ainsi l’horizon. Progression lente, énigmatique, obstinée. Le bas intrigue, sans ostentation. Seulement, la progression est un leurre. Il s’agit bien plutôt d’un temps dilaté par l’œil à facettes : apparition du « pendant ce temps ». Ici, puis là, et là, dans le même instant. D’autres nuages apparaissent, par bandes, chacun cherche sa place dans le nouveau jeu. Atmosphère incertaine, où s’impose pourtant la puissance respiratoire du qi, portée par la dynamique ascensionnelle : où va la terre ? Suspense. Le bocage devient damier sous la neige ; il résout la quadrature du cercle, se faisant carré rondement époux de la colline. Si ce n’est ce poteau, fracturant l’horizon, coupant des tronçons saignants de ce monde. Béatitude de l’instant et cours du temps. Du temps et du non-temps, ensemble, horizon tendu : la boîte à voir, petite fabrique de coexistences.
La montée est un à rebours, une régression vers la source. Et l’horizon, de ligne de débord, devient un lointain. Mais l’origine n’est pas le commencement, et le regard vers lequel on remonte se trouve pris dans le temps, dans ses traditions, théâtre d’acquiescements et de refus. Dans la boîte à voir, l’objectif interroge les ressorts de l’objectivation. La photo-cadrage saisit en coupant, s’emploie à faire oublier les débords. La photo-équilibrage rappelle que c’est par l’autre que se définit de l’un. Dans le creux du dépli, les dehors ne cessent de devenir des dedans selon de nouveaux débords, reconfigurant le dedans antérieur. Grapheur de lumières ou amoureux des plis, des passages ? Maquis. Moutonnements et rondes bosses. Plongée dans la Chair du monde. Art de concevoir l’image comme la somme des vues perspectives dont aucune ne l’épuise. Rythmique pneumatique rappelant que rien n’est absolument séparé, comme cette trame de gris, qui est du bleu.
Presque rien, un orange épiphanique. Petite frange, feu de joie. Luminiscences sans assise, simples témoins de la source de lumière plus à rebours encore, à la poupe du regard. On sent la légère chaleur dans le dos. Euridyce rayonne de tous ses feux et l’Orphéobjectif se garde bien de se retourner, d’agir en possédant, en propriétaire. Orange faisant soudainement apparaître la tache de soleil à droite, qui nous guérit de la supposée monochromie du blanc : du jaune pâle au vert pâle, balayage de l’œil. Et stop : la touffe à la marge rappelle les exercices de fixation visuelle, de contemplation, qui peuvent être poussés jusqu’à ce que la représentation psychique soit aussi claire qu’une vision réelle, bhâvanà, théâtre mental. Enraciner le regard pour déraciner les passions. Déraciner les passions pour enraciner le regard. Gymnique du regard, regard gymnopédique.
Terrasse-talus, celle qui organisait le regard depuis le point de vue le plus élevé du domaine féodal – celui de la Bourgogne médiévale. Regard plongé. Plongé, par la boîte à voir, dans l’histoire des regards. Les vallées aperçues du haut d’une colline ont été du Divin donné à lire. En cet aujourd’hui diffracté, l’œil à facettes adopte un regard dominant mais non dominateur, sans convoitise. Théâtre d’un œil à éveil. Polyphonie de plans, yeux musiciens. Parmi les gradins serpentins De ces ondes qu’ils roulent au gré de mobiles secrets Empruntent le temps et l’estampillent, le poinçonnent et l’impriment Face au versant de néant Se suspendent à toute volée au vide ravi
Cette plate-forme porte mal son nom : courbe-forme, lentille dilatée sur le devant de la scène. Blanche, énorme, étincelante des possibles qu’elle offre. La lentille démultipliée, mise en abyme. Prise de vue depuis la fenêtre, depuis la fenêtre de ses enjeux. Depuis son épaisseur spacieuse. Chant de la forme S’évasant éphémère L’air se cambre d’autant Le vitrail se trouble Epiderme épiphanie Porte au-delà grâce Au dedans qui s’y trempe
vestige d’enfance empreinte heureuse inquiétude ce serait une verrerie souple s’étirant infiniment le dedans y résonne et vient rider la coupole au revers quelque part dans l’inachevé
Lia KURTS