Enfer, ouverture
À la croisée du jour et de la nuit là
où se crée le monde, trois bêtes riant
et pleurant s’avancent avec leur maître-enfant
Enfer, Chant 1
me faisant oublier la peur à l’orée
du témoignage, en narrant trois voix si belles
qui ne craignent pas les âpres profondeurs.
Enfer, Chant 2
Au marais des mots de douleur sans portée,
dans cet enfer de toujours, je m’évanouis -
on donne des coups de rame à ceux qui pèsent.
Enfer, Chant 3
Au bord de l’abîme une foule en sursis.
Quelques-uns de ceux qui rendent la vie plus large
nous parlent près d’un feu – en bas : le monde aveugle
Enfer, Chant 4
Ainsi le désir tremblant de ceux qui s’aiment
serait frappé de décrets, de mort indigne ?
J’ai l’esprit comme l’air chargé d’étourneaux.
Enfer, Chant 5
Cerbère aux trois têtes, au ventre tendu,
barbe de graisse dans ce cloaque froid,
aboie, infiniment gourmand d’aboyer.
Enfer, Chant 6
Happés en ronde effrénée, les idolâtres
du fric se cognent deux fois par tour sans trêve.
Les bilieux ruminent leur propre boue.
Enfer, Chant 7
Je viens mais ne reste pas, il faut avoir
tout traversé pour rentrer. L’embarcation
frêle passe le purin pesant… Ça passe.
Enfer, Chant 8
L’enfer a toujours été urbanisé :
tours élevées, nécropoles en damier.
Porte fermée. Absence d’humanité.
Enfer, Chant 9
Du fond d’une tombe un père crie : où est
mon fils ? Stupeur du monde, expulsions, manœuvres.
De l’amour corps et âme, dire le fil.
Enfer, Chant 10
Les pires enfers sont ceux où le damné
passe de traîtres en injustes puants
le ceignant jusqu’à lui faire perdre l’espoir
Enfer, Chant 11
Au val d’effroi, sous l’éboulis de mes pas,
coule une ravine de sang toujours chaud.
Je passe le gué en croupe, l’ami suit.
Enfer, Chant 12
La forêt des esprits où les vents d’orage
dilacèrent les troncs, exhibe des fentes
dont sortent aussi bien des mots que du sang.
Enfer, Chant 13
Notre supposée toute-puissance fait
de ce monde un enfer, lande désolée.
Nous rassemblerons les feuillages épars…
Enfer, Chant 14
Mine géante creusée à ciel ouvert
où errent des troupeaux entiers d’enfants nus :
ces nouveaux enfers nous font égaler Dieu ?
Enfer, Chant 15
Toi qui foules l’enfer en étant en vie,
goûte, au bourdonnement de cette cascade,
la force d’une virginité reconquise.
Enfer, Chant 16
Fais-je une erreur à suivre l’ami ainsi,
sur le dos d’une bête si effarante,
à descendre soudain en vrille - vers où ?
Enfer, Chant 17
Le proxénète se gratte avec un ongle
merdeux, les femmes à vendre rient, cyniques,
sous l’arc transversal près du second remblai.
Enfer, Chant 18
Plantés à l’envers dans le puits du mensonge,
ruant des deux pieds, les faussaires avides
seraient comiques - s’ils n’engageaient qu’eux-mêmes.
Enfer, Chant 19
La conque qui fait entendre le ressac
donne accès aux pouvoirs de la lune ronde
sans te déposséder de ton libre-arbitre.
Enfer, Chant 20
Et voici les Barbatriche, Paudevain,
Maleveine et Ventenpoupe sur leurs proies,
faisant, pour du pognon, un oui d’un non !
Enfer, Chant 21
La compagnie foireuse, même empêtrée
jusqu’au museau dans la poix en gros bouillons
tresse sa hargne avec sa méchanceté.
Enfer, Chant 22
Toujours souriant aux maîtres en tromperie
affublés de capes dorées chatoyantes,
l’ami me souffle bas : « Courage, fuyons. »
Enfer, Chant 23
« Je te l’ai dit pour que douleur t’égare »…
Les voleurs d’intégrité font de ta sève
leur larcin – l’argent dérobé n’est rien.
Enfer, Chant 24
Comme pour dire : « Tes mots je n’en veux plus »,
je froisse en un grand thyrse méconnaissable
ton visage et mon papier jusqu’à te muer.
Enfer, Chant 25
Numérique, grand pont des nouveaux chevaux
de Troie, où la foi dans la profondeur du
0-1 est le plus funeste hameçonnage.
Enfer, Chant 26
Passant dans des réseaux sans lieu, les signaux
électriques feraient oublier la grande
absente : la présence, boussole vive.
Enfer, Chant 27
Grand troubadour de hauts faits, tu n’es ici
pas jugé pour avoir été troubadour,
mais pour avoir fait ennemis père et fils.
Enfer, Chant 28
Les faussaires de pièces sont aujourd’hui
obsolètes. Place aux faussaires de signes,
à leur paradis de signaux sans questions.
Enfer, Chant 29
Tel celui qui se rêve en piteux état
au milieu des enchères aux mots clés,
je descends, muet, de corniche en corniche.
Enfer, Chant 30
Ne parlons pas en vain au marais glacé
planté de géants sourds. Ils tirent d’énormes
chaînes rétractant l’espace du dicible.
Enfer, Chant 31
Si ne se gèle ma langue en le disant,
raconter les cristaux des larmes glacées
aux lèvres des yeux, empêchant de pleurer.
Enfer, Chant 32
Certains dont le corps, là-haut, paraît vivant
sont déjà engloutis par cet hivernage
sans fin, qui nous fait trembler, le guide et moi
Enfer, chant 33
Nous servant comme échelle des côtes du
monstre acharné à forer sans fin le monde,
ce fut pour nous la sortie vers les étoiles.
Purgatoire, Chant 1
Fuyant la boue de l’éternel esclavage,
encouragés par l’esprit de résistance,
l’herbe bleue s’offre, qui donne envie d’aimer
Purgatoire, Chant 2
Telle m’apparut – qu’encore je la voie ! –
radieuse, une troupe chantant, soudain
filant vers la côte, donnant le départ.
Purgatoire, Chant 3
Contre mon fidèle ami je me serrai
Au bas du rocher escarpé. Ma pensée
Vit élargir son champ, inassouvie.
Purgatoire, Chant 4
Les yeux absorbés un temps face au levant,
nous découvrons sur notre sentier quelqu’un,
assis, la tête baissée sur ses genoux.
Purgatoire, Chant 5
Les ombres se pressent tout autour de moi,
étonnées de trouver là un corps vivant,
venant me prier de porter des nouvelles.
Purgatoire, Chant 6
Les âmes ayant perdu au jeu de dés
de la vie voudraient retenter autrement -
celles gagnant à nuire n’y songent pas.
Purgatoire, Chant 7
Puisque monter de nuit ne se peut pas, puisque
le jour décline, nous voici embarqués
dans une halte étrange, laissant perplexe.
Purgatoire, Chant 8
C’était l’heure où s’attendrissent les cœurs âpres
des nomades, et l’heure entre chien et loup.
Se rassurer avec de faux ennemis ?
Purgatoire, Chant 9
Ne réprime pas ton besoin de sommeil
ni les rêves de feu. Au seuil de la porte,
des orgues inouïes embrasent ton coeur.
Purgatoire, Chant 10
Quelle scène sur la roche ! Chœurs princiers,
ô orgueilleux en discorde qui marchez
en confiance à l’envers, nous sommes des vers !
Purgatoire, Chant 11
Changer la valeur d’un détail obsédant :
ton exigeant et modeste chemin fait
la chaîne infinie du livre, des amours.
Purgatoire, Chant 12
Ouvrant brusquement les ailes, de leur bout
devenu stylet, une belle a marqué
sur mon front des empreintes, dures et douces.
Purgatoire, Chant 13
Aura-t-elle ici les paupières cousues
comme l’épervier sauvage ? Non pas, elle
qui fait de mes yeux des désirs de soleil.
Purgatoire, Chant 14
Allez-vous-en maintenant, nobles surgeons,
jeunes roquets ministériels aux abois !
Il m’est doux de pleurer plus que de parler.
Purgatoire, Chant 15
Peu à peu donc nous parvint une fumée
comme une nuit obscure qui nous ôta
la vue et l’air – qu’as-tu à tituber ?
Purgatoire, Chant 16
Dénouer le nœud de colère en marchant,
trouver deux soleils, accomplir ce qui est
raconté – aucun discours n’est plus heureux.
Purgatoire, Chant 17
Parmi les êtres vivants, c’est l’humain qui
reste le seul animal apte à aimer
haïr – le brouillard en montagne n’est rien.
Purgatoire, Chant 18
Des amours bons aux mauvaises, je divague ;
mes pensées naissent en désordre. Je ferme
les yeux et m’en vais en songe dans ces plis.
Purgatoire, Chant 19
Venez, on passe ici, cœurs sauvages, là-haut !
Vivre sur le fil est un festin d’audace,
parlez donc le langage de l’équilibre !
Purgatoire, Chant 20
Funambule au corps rassemblé comme un fil,
pouvoir ainsi s’échapper du poids des choses
reste le plus enivrant des biens terrestres.
Purgatoire, Chant 21
Je souris car toi qui nous rejoins ici,
tu t’adresses à mon guide sans savoir
qu’il est bien celui dont l’œuvre te fascine.
Purgatoire, Chant 22
Toi devant qui ne fais qu’un avec notre guide,
je m’en vais léger, chevreuil, à votre suite,
faisant festin de glands, miel et sauterelles.
Purgatoire, Chant 23
Peut-on liquider sa dette par la peine,
par un état de claque-dents défeuillé,
c’est tout ? Triste rabattement de l’esprit.
Purgatoire, Chant 24
L’écriture est cette expérience intérieure
qui fait fermer les yeux et sentir le vent
déplacé par une aile, brise parfumée.
Purgatoire, Chant 25
Parfois me voyant cigogneau dans le nid
qui bat des ailes puis les replie, il dit :
« Tire à l’arc de tes mots, jusqu’au fer tendu. »
Purgatoire, Chant 26
À l’écoute de vos langues maternelles,
âmes d’ici et de là-bas, mon oreille
est une forge au feu constamment nourri.
Purgatoire, Chant 27
L’heure du passage advient, je pars en songe.
Deux belles me font don de leurs mots suaves.
« Laisse tomber ta peur, laisse » – dis mon guide.
Purgatoire, Chant 28
Le chant des oiseaux mêlé au vent léger
caressant les feuillages forme un bourdon
où se pose une voix qui ne peut mourir.
Purgatoire, Chant 29
Les yeux fermés et le visage tendu
par ta vision, lecteur, ne résiste pas
à ce flamboiement de couleurs et de rythmes.
Purgatoire, Chant 30
Tel un bienheureux, éprouve la puissance
de l’enfance qui ne t’a jamais quitté !
Mon guide me quitte – là, ne pleure pas.
Purgatoire, Chant 31
Belle, tourne enfin tes beaux yeux amoureux
vers celui qui, pour te voir, a tant marché.
Montre ta bouche, fontaine où l’on s’abreuve.
Purgatoire, Chant 32
Mes yeux étaient si fixes et occupés
à étancher une soif de dix ans
que je ne m’inquiétai plus du long chemin.
Purgatoire, Chant 33
« Dès lors, ne sois plus ni craintif ni honteux »,
Dit sa voix fraîche et sombre dans l’atmosphère
d’un sous-bois, d’où l’on distinguait les étoiles.
Paradis, Chant 1
Ainsi son désir, par ses yeux et sa voix
infusé dans mon âme ardente, m’offrit
l’expérience primordiale : transhommer.
Paradis, Chant 2
Et le ciel, que tant d’étoiles rendent beau,
de la pensée allègre devient le sceau,
resplendissant dans la pupille vive.
Paradis, Chant 3
Traverser l’humain par le ciel de tes yeux.
Ces lunes dont mon cœur fut tôt embrasé
m’intiment d’être à l’écoute de la vie.
Paradis, Chant 4
Car la volonté qui dit non, sans céder
en rien à ceux qui contraignent, trouve à dire
« oui » au monde bruissant qui nous élargit.
Paradis, Chant 5
Pour moi qui par nature suis si souvent
apte à me transformer, la haute valeur
d’un engagement demeure, traversant.
Paradis, Chant 6
Tant de fois déjà les enfants pleurèrent
par la faute des pères ! En notre vie,
divers paliers créent l’esprit amoureux.
Paradis, Chant 7
Élève ta vue vers ce qui te questionne,
ton désir de pourquoi, vrai moteur, aux bêtes,
bourgeons, pousses, lunes et lichens t’unit.
Paradis, Chant 8
Je vis dans sa lumière d’autres lumières
Se mouvoir plus ou moins vite en tournoyant
Au gré, je crois, de leur vision intérieure.
Paradis, Chant 9
Âmes piégées qui détournez vos cœurs !
En éloignant les poursuivants, la putain
Sauvant deux vies est princesse scintillante.
Paradis, Chant 10
Parcourant un lieu en esprit et espace
là où jouir s’entoujourise, il ne se peut
qu’on l’admire sans s’en nourrir en retour.
Paradis, Chant 11
Qu’un geste vers le bas puisse illuminer
bien autant que le soleil, est un possible
sans quoi le chant des lumières serait vain.
Paradis, Chant 12
Abeilles, forêts anciennes, microfaune,
ces guirlandes tout autour de nous tournaient,
et le dehors au dedans répondait.
Paradis, Chant 13
N’être rien qu’une couleur inconnue qui
s’élève, une oreille de fin d’été, une
dame de nage, foyer de mouvements.
Paradis, Chant 14
Il a besoin, sans vous le signifier
à haute voix, d’être comme tous ceux qui,
poussés par la joie, parfois dansent en rond.
Paradis, Chant 15
La langue utilisée pour les tout-petits
Cailloux, roulés d’amour, non enguirlandés,
Cailloux la la, lingua creusée, qui palpite
Paradis, Chant 16
Pétille, langue qui nous tire la langue,
gouttes à la commissure de ta bouche,
graviers blancs naissant à hauteur d’enfant
Paradis, Chant 17
Langue à hauteur d’enfant, pensée à hauteur
d’arbres, dis ta soif, dis la leur, vital
nutriment - faim, soif, cris, danse, danse, danse !
Paradis, Chant 18
Les chevaux, dont les coups de sabots font naître
la source inspiratrice, sont des toupies
d’allégresse que l’œil suit comme des flammes
Paradis, Chant 19
L’œil au fond de la forêt se noie soudain,
échappant au vacarme des couteaux
aiguisés de prières ou convoitises.
Paradis, Chant 20
Sur l’arc de ton sourcil un ruisseau murmure
qui, vivant, descend de caillou en caillou
comme le son se dessine au cou d’un luth
Paradis, Chant 21
Je vis, feuillage d’ailes qui s’ébrouent,
la forêt, laissant traverser les rayons,
de mots et de lumière enveloppée.
Paradis, Chant 22
Parfois chavirant, je me retournai - comme
un enfant recourt à celle qui soutient -
et sentis le souffle du vent fort et chaud.
Paradis, Chant 23
Les codages virtuoses n’égaleront
jamais la fertilité de ton sourire,
grand terrain pour l’ensemencement des astres.
Paradis, Chant 24
Manquera-t-il toujours au paradis
L’éclat minuscule des vers luisants ?
Qu’il brille en moi comme astre dans le ciel.
Paradis, Chant 25
Terre ! - Mets la main au poème en offrant
tes rondes de vivants au grand banquet de
mots, lents et rapides, dansant ardemment.
Paradis, Chant 26
Le vibrant vivant qui de joie nous emplit
est l’Alpha et l’Oméga de ces tercets
liés sous sa dictée, avec force ou douceur.
Paradis, Chant 27
Il semblait à mes yeux que m’avait souri
tout l’univers, le temps plongeant en ce vase
ses racines et sa feuillée infinies.
Paradis, Chant 28
Ceux qui emparadisent nos esprits, ceux
qui, par leurs atours, les millifient, de chœur
en chœur je les entends bourdonner ici.
Paradis, Chant 29
Elle est retrouvée. Quoi donc ? L’éternité.
C’est la forêt allée avec la rosée -
sitôt qu’on a, oiseau, les yeux dessillés.
Paradis, Chant 30
Le rire des herbes, pour être entendu,
Demande un tercet plongeant au bois sanglant,
Revenant proposer à l’Homme une trêve.
Paradis, Chant 31
Un essaim d’abeilles s’enfleure de-ci
de-là, au pré fou, pour soudain retourner
au point où tout son labeur s’ensaveure.
Paradis, Chant 32
Mais tandis que je parle, je suis des yeux
les forêts embrasées – vagues de feuillées
contenant encor des naissances latentes.
Paradis, Chant 33
La circulation des sèves inouïes
fait battre un cœur de sa révolte sans cris -
cœur soudain surpris par une joie d’étoile.